Merci à notre ami Hamid Tahri d’avoir rédigé de sa belle plume cet article sur le médecin aimé de Bejaia et de toutes celles et ceux qui l’ont connu et approché.
Merci de rafraîchir la mémoire collective pour que nul n’oublie le passage indélibile de ce Grand Médecin au Grand Coeur qui a tout donné à l’humanité sans rien prendre, sans rien demander. Il a tout fait pour l’Amour de Dieu.
Abdelkader Belabbès.
Médecin mécène, philosophe et homme de science
Le médecin qui souffrait pour les pauvres
« Je n’ai pas peur de l’avenir, j’ai peur de ne pas en avoir » Un jeune désabusé.
S’il le pouvait, Abdelkader embarquerait tous les damnés de la terre dans son arche. Les démunis, les pauvres, les laissés-pour-compte, les exploités qui constatent à leur corps défendant cette déshumanisation qui fait d’eux des parias, des moins que rien, des citoyens de seconde zone. Pourtant, Abdelkader ne se prend pas pour un messager de Dieu, encore moins pour le sauveur Noé. Mais, nourri aux valeurs d’humanisme puisées dans la piété qui l’habite, Abdelkader a toujours rêvé à haute voix de sauver le maximum d’êtres réduits à la condition de sous-hommes, limités à observer, impuissants, l’arrogance insolente d’une classe de nantis qui les méprise et les nargue.
L’engagement de notre médecin mécène auprès des déshérités lui a valu la reconnaissance de tous, car il se sentait à l’aise dans tous les milieux, homme de terrain, de foi et de science qu’il était. Connu à Béjaïa où il officiait, sa popularité dépassa les berges de La Soummam, pour aller au secours des plus vulnérables du côté de Sétif où sa famille possédait une ferme, précisément à Bousselam dans la commune de Mezloug. Tahar Chaouch Mohamed Oudjemaâ, ancien moudjahid et ami intime du défunt témoigne : « Hadj Abdelkader ? C’était la bonté personnifiée. Il était d’une modestie exemplaire. Si j’avais eu ne serait-ce qu’un brin de ses qualités, j’aurais été le plus heureux des hommes. Il a soigné gratuitement des centaines et des centaines de gens. Il faisait des dizaines de kilomètres à pied pour aller à la rencontre de ses patients, parfois en dehors de la ville de Bougie. Il possédait une ‘’Traction’’, mais il ne s’en servait pas. Je vais vous étonner, mais il ne possédait pas de cabinet. Pour l’anecdote, un jour, il fut surpris en plein exercice de son métier dans la rue par les gendarmes qui pensaient tenir là un charlatan dans l’exercice illégal de la médecine. Lorsqu’il déclina sa qualification, ils restèrent sans voix. C’est Abdelakder qui est à l’origine de mon éducation. Je lui dois tout, même si je m’en veux de n’avoir pas hérité de toutes ses qualités. »
Un engagement précoce
Abdelkader Belabbès est né le 6 septembre 1915 à Béjaïa, fils de Touati Zohra et de Belabbès Ahmed, connu sous le nom de Ahmed Hamana. Il habitait la rue Allaoua Touati (Houma Keramane) un peu plus haut que le lycée Ibn Sina et la rue Fatima. Le Dr Abdelkader a remplacé le Dr Ahmed Francis à Sétif qui était souvent accaparé par ses activités politiques. Francis, l’enfant de Relizane, était un militant actif du PPA. Le Dr Abdelkader avait accepté de bon cœur ce remplacement. Mais après un mois et à son retour, le Dr Francis demandant des comptes trouva la caisse vide. Il s’en inquiéta auprès de son ami Abdelkader qui lui rétorqua : « Vous m’avez demandé de vous tenir le cabinet, c’est fait, pour le reste c’est ‘’fi sabilillah’’. » Le Dr Francis lui a rendu un bel hommage, rapporte le neveu du défunt, le Dr Abdelhakim, qui se rappelle des allées et venues d’hommes illustres dans la maison de son oncle, comme le théologien Abderrahmane Djillali, qui en plus des soins, aimait converser longuement avec son hôte sur les sujets aussi divers que le fikh et l’histoire. Sûr de lui, le Dr Belabbès n’utilisait pas le stéthoscope. Il lui suffisait de coller son oreille au niveau de la poitrine et du dos et son index et le majeur au poignet du patient pour tâter le pouls tout en regardant sa montre. Les plus démunis le sollicitaient fréquemment. Après consultation, le docteur leur glissait un petit bout de papier griffonné, en guise d’ordonnance, destiné à son ami, le pharmacien, Kaci Amirouchen de Béjaïa qui savait ce qui lui restait à faire : distribuer gratuitement les médicaments. Kaci, un autre grand nom au service des pauvres, n’hésitait pas un instant pour pourvoir le Dr Abdelkader en médicaments destinés aux maquisards blessés. L’imam Abdelghani Chehata, d’origine égyptienne, mais qui a été adopté par Béjaïa, où il a officié de longues années à la mosquée Sidi Soufi, n’oubliera jamais Abdelkader « dont la générosité n’a d’égale que sa piété, dont le dévouement aux autres est un exemple. Il était prêt à intervenir à tout moment auprès de ceux qui sont dans le besoin, surtout les plus vulnérables. Il aimait la vie, il aimait l’humanité et aimait la paix. Il aimait répéter que tout ce qu’il y a sur terre appartient à Dieu et que tous ceux attirés par les choses matérielles de ce bas monde doivent se ressaisir. Ponctuel aux heures de prière, c’était un homme de foi, un homme de cœur ». Ses amis, comme Rachid Hamouche, le décrivent pétillant de fraîcheur et débordant de toutes les douleurs de la vie, en s’interrogeant gravement sur la condition humaine. « Il a traversé le monde en reniflant l’air du temps, en prenant la précaution de ne pas en perdre », constate son ami Oudjemaâ. En décrochant son bac au milieu des années 1930 à Ben Aknoun, il savait que sa trajectoire était tracée : il sera médecin et pour ce faire, il s’envolera à Tours en France où, à l’issue de brillantes études, il est diplômé en 1940. La guerre battait son plein et Abdelkader est vite mobilisé par l’armée française à l’hôpital de Batna, où il restera pendant presque une année. Là, il réformera à tour de bras les jeunes issus de familles pauvres jusqu’à éveiller les soupçons de ses supérieurs qui le surveilleront de près. Après sa démobilisation, il retourne à Béjaïa, où il décide de mettre sa médecine au service des autres, sans contrepartie.
Un homme pieux
En 1941, son père acheta une ferme à Sétif. Abdekader y résidera en prodiguant les soins aux malades, surtout contre le paludisme. Il avait acheté des fûts entiers de désinfectant qu’il déversait dans l’oued, comme il avait ramené du DDT et expliquait son utilité aux fellahs. A Sétif, les visites médicales se déroulaient au fond d’une boulangerie. A Béjaïa, les soins se faisaient dans le magasin de Hadj Adjellili Achour. La ferme de Sétif a été bombardée par les Français après que ces derniers eurent découvert qu’elle abritait les moudjahidine. Elle a été réduite en un amas de pierres. Comme le rappelle l’un de ses nombreux amis, El Hadj Abdelkader (qui a effectué son pèlerinage en 1955 en bus à partir de Constantine) assénait ses vérités sur les scandaleuses disparités et le fossé toujours grandissant entre les riches et les pauvres. Il aimait se référer à l’imam Ali pour dire que la justice est une, l’injustice multiple. C’est bien pourquoi il est plus facile de commettre des injustices que d’être juste. C’était son combat qu’il a mené sans discontinuer jusqu’à son dernier souffle et il en était fier. Djoudi Attoumi, qui l’a bien connu, dresse un portrait émouvant de son ami : « Sa médecine, il l’exerçait à titre bénévole. Jamais il n’avait accepté d’encaisser des honoraires. Au contraire, il s’arrangeait toujours à offrir des échantillons médicaux et même de l’argent pour ses patients qui se trouvaient dans le besoin, afin de les acheter en pharmacie. De nombreux malades apportent toujours leurs témoignages pour lui rendre hommage, pour rendre hommage à l’homme désintéressé qu’il était, pour l’efficacité de ses traitements qu’il prescrivait, en un mot pour ses compétences. Homme de science, il fut le médecin compétent, le médecin des pauvres qui recevait ses malades au niveau même de l’usine désaffectée de la famille. Tous ceux qui avaient besoin de ses services savaient où le trouver, en dehors de la mosquée qu’il fréquentait à tous les moments de la prière. Il était un peu à l’image du Dr Albert Switzer qui s’était consacré à soigner les malades dans la brousse en Afrique et s’occupait aussi des lépreux. »
Un syndicaliste du peuple
Hadj Abdelkader était discret nous dit un de ses anciens voisins du côté de Bab Ellouz. « C’était une sorte de samaritain, de syndicaliste du peuple qui a incarné les valeurs humanistes en ne se prêtant pas à la comédie du pouvoir », explique un de ses fervents admirateurs béjaouis. Particulièrement sensible à la misère des hommes, il a bataillé dur pour panser les blessures et soulager les cœurs meurtris. Il avait une attention particulière pour son ami Rachid, auquel le lie une amitié sincère. Abdelkader, éternel optimiste, arborait toujours un sourire intraitable et ne se vantait de rien. Et dire que rien ne le prédestinait, lui issu d’un milieu aisé, à se frotter aux misères du monde ! Djoudi Attoumi souligne l’engagement de notre médecin et son militantisme : « Pendant la guerre de libération, il fut appelé à soigner en urgence le capitaine Cheikh Youcef Laâlaoui, qui était chef de la zone 1 (rive droite de la Soummam), pour une méchante blessure à la cheville qui l’empêchait de marcher. Son ami Tahar Chaouch Djemaâ le conduisait auprès du blessé pour lui prodiguer des soins jusqu’à ce qu’il soit quelque peu rétabli. Il eut également l’occasion de soigner d’autres maquisards ou des malades recherchés par l’administration coloniale. C’est dire qu’il était aussi un militant engagé pour la cause nationale. A l’indépendance, Cheikh Youcef Yalaoui, qu’il avait soigné, deviendra secrétaire général de l’Organisation nationale des moudjahidine (ONM), lui sera toujours reconnaissant, notamment en lui rendant visite lors de ses passages à Béjaïa. Le Dr Bellabès, qui avait pris d’énormes risques pour le soigner, ne lui demandera jamais, comme à tant d’autres, une reconnaissance ou une récompense quelconque. Le Dr Si Abdelkader Belabbès était un peu philosophe et un croyant pur, car il n’a jamais cru à la vie éphémère. Homme de foi et de science, il consacra une grande partie de sa vie à la religion et à venir en aide aux malades et aux personnes en détresse. A Béjaïa et dans la région, Si Abdelkader Belabbès était le symbole de l’honnêteté, de la rigueur. Humble et modeste, il est parti comme il a vécu, c’est-à-dire dans le silence et la simplicité. »
Hadj Abdelkader est décédé le 9 juillet 2002 et enterré au cimetière Sidi Abderrahmane de Béjaïa.
PARCOURS
Né le 6 septembre 1915 à Béjaïa, Abdelkader a fait ses études dans sa ville natale. Il décrocha son bac à Ben Aknoun et fit de brillantes études de médecine à Tours (France). A son retour en 1940, en pleine guerre, il fûut mobilisé et orienté vers l’hôpital de Batna, où il exerça durant une année. Il entama sa véritable carrière en 1941 à Béjaïa où il se fit connaître par la population grâce à son engagement, son désintéressement et sa générosité. il soignait gratuitement les nécessiteux. Il le fera durant toute sa carrière à Béjaïa mais aussi à Sétif, où sa famille a été appelée à déménager. Le jour de son décès, le 9 juillet 2002, un vieil homme, face aux fenêtres du domicile du docteur, pleurait à chaudes larmes en disant : « On a perdu notre bon docteur, celui qui nous soignait, nous aidait, nous remontait le moral. » Dans l’oraison funèbre, l’imam Chehata n’a pas tari d’éloges sur « cet homme hors du commun, un fidèle assidu, un homme de foi, un homme de cœur ». Le défunt qui n’aimait pas le luxe disait : « Tout cela appartient à Dieu, nous on partira. » Il est parti dans la discrétion non sans laisser une image indélébile qui illumine l’esprit des hommes qui l’ont connu.